jeudi 22 septembre 2016

la Silhouette

Une fois n'est pas coutume, je ne vais parler ni couture ni bricoles en tous genres ... et pourtant, il y a bien un peu de tous les sujets qui m'intéressent là-dedans.

Tout est parti d'une coïncidence. Le défi gravure du mois de septembre est dédié à la silhouette, et je suis tombée à la médiathèque sur ce grand livre mis en avant sur une table. Je l'ai emprunté, évidemment.

vous l'avez vu, le petit bandeau calligraphié qui a inspiré mes étiquettes de confiture ?

Et donc, alors que je n'avais pas du tout l'impression que le mot "silhouette" pouvait donner lieu à débat ou réflexion quelconque, j'ai découvert tout l'intérêt du sujet. Puisqu'en effet, le mot silhouette désigne aussi bien la forme extérieure générale d'un objet et l'allure (avec sous-entendue une recherche esthétique) du corps d'une personne. J'ai à la fois appris des choses et pu relier ou voir sous un autre angle des choses déjà connues.

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On apprend donc dans ce livre que le mot vient d'un homme politique, Mr Silhouette (ministre de Louis XV en 1759), dont le souci est de réduire les dépenses de l'Etat, et qui donne donc son nom à une expression ("à la silhouette") synonyme de restrictions, pauvreté, économie de moyens...
Cette expression sert du coup naturellement à décrire une pratique qui a pris de l'ampleur depuis quelques temps : le portrait de profil monochrome.

lady Dorothy Bradshaigh - Roger Palmer - 1758 - papier découpé en creux

Il y a même une telle mode autour de ces portraits qu'on invente un instrument spécial pour les dessiner avec fidélité ! On trouve ainsi des échoppes de "silhouetteurs", comme on trouve plus tard des boutiques de photographes ...


A partir de ces bustes, on se met à travailler aussi le corps entier, et tout le défi consiste à rendre identifiables les personnes représentées. La ligne du visage et les postures correspondent à des intentions psychologiques (ainsi tel père faisant la leçon au fils doit figurer la sagesse, l'exemplarité, la droiture tandis que l'enfant évoque l'écoute attentive et l'intelligence ...)


Ces personnages à la silhouette gagnent bientôt des décors, tel ce magnifique train qui permet à la fois de poser des personnalités variées (les contours de chacun sont individualisés, dans une approche presque moderne du mot silhouette) et de rendre hommage à une invention technique.
William Henry Brown - le train De Witt-Clinton - 1850

Le courant romantique s'empare du procédé car il rend bien compte de ce sentiment d'étrangeté de la vie, de son caractère flou et onirique où l'imaginaire peut prendre le pas sur le réel.

Augustin Edouart - la famille Machenzie - 1846

Tout ceci apporte un éclairage complémentaire sur des oeuvres comme la suivante, qu'on a tous croisées un jour ou l'autre tant elles sont connues : ici Friedrich, mais aussi le français Millet (l'Angélus ! les Glaneuses !), installent leurs personnages réduits à de simples silhouettes dans des décors grandioses où ils se perdent ... d'où ce sentiment de nostalgie, de mélancolie, bien propre à la manière romantique.

Caspar David Friedrich - le voyageur - 1818

Parallèlement à cela, la presse prend de l'ampleur, avec en particulier un intérêt pour les réflexions socio-politiques, la critique, la satire sociale, la caricature. Le dessin d'une silhouette est alors révélateur d'un type social et permet une étude des caractères dans la veine naturaliste (voir James Gillray et ses caricatures de scènes de Cour, Daumier et sa vision de "l'actualité" socio-politique ...)

Jean Jacques Granville - les grands et les petits - 1844

Certains dessinateurs n'hésitent pas à rendre leurs silhouettes encore plus signifiantes grâce au rapprochement qu'ils font entre types humains et animaux (le bourgois installé à tête de bouledogue, l'arriviste en loup aux dents longues), voire en associant des personnes avec des fruits, légumes, objets du quotidien (les gentilshommes à tête de poire !) ...

Dans le même temps, la mode retravaille la forme du corps : corsets et faux-culs pour les femme, redingote qui pince la taille pour les hommes ... La silhouette devient inconsciemment quelque chose sur lequel on peut agir.

Les peintres révèlent ce goût pour la représentation du corps : ses mouvements, son dynamisme sont le sujet de nombreuses oeuvres, par exemple celles qui mettent en avant les courbes de la femme (voir l'Art Nouveau). Les affiches de pub aussi jouent leur rôle en dessinant des silhouettes aux mouvements dynamiques, pour un effet plus percutant.

Toulouse Lautrec - la Goulue - 1891

Ce travail sur le corps permet de glisser vers une banalisation du nu intime (de nombreux tableaux représentent les femmes à la toilette, en train de s'habiller, ou encore alanguies en déshabillés dans leurs boudoirs ...), loin des corps mythologiques ou à la précision anatomique virtuose.
Cela reflète bien le changement de la réalité sociale : l'apparition de cabinets de toilette dans l'habitat, et la diffusion des miroirs en pied. On passe désormais du temps à scruter son propre corps.

On connait aussi l'apparition, dans ce même début de XXe siècle, du goût pour les loisirs, les vacances, les sports (ah, la bicyclette ! le ski !)
C'est maintenant la mode du corps élancé et libéré du carcan de trop de vêtements ; le style de la garçonne est né !

1 : Kees Van Dongen - Divertissement - 1914
2 : affiche de Vila - 1920-1925

Une des dernières étapes de cette évolution du concept de silhouette est sans doute le changement dans la mode masculine : lui aussi doit désormais être élancé. 
Le modelage volontaire de la silhouette peut commencer : sports, régimes, crèmes amincissantes ... tout cela connait un essor dès la première moitié du XXe siècle.

On établit ainsi des normes pour la silhouette : pour la première fois dans l'histoire, on publie des tableaux de mesures qui lient la stature et le poids, ainsi que les mensurations des diverses parties du corps. On redoute l'affaissement des muscles lié à la vieillesse. 
La silhouette devient donc un concept qui traduit le souci de sa corpulence, et donc un souci du paraître dans la mesure où cette apparence est un reflet de l'identité.

A la marge de tout ce cheminement de concepts, on peut signaler aussi une dérive pseudo-scientifique qui nait à la fin du XIXe siècle : le classement de ces silhouettes en diverses "races" et l'étude des intelligences en fonction des profils physiques (la physiognomonie qui permettrait par exemple d'identifier un assassin avant tout passage à l'acte, simplement à partir de la forme de son crâne !). De là viendront de nombreux clichés, qui auront la vie dure malgré les démentis scientifiques, sur l'apparence et le caractère associés aux couleurs de peau et aux religions.

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Bref, en lisant ce livre, je n'ai guère avancé dans ma recherche de sujet pour le défi gravure, mais je me suis régalée à découvrir et comprendre un peu mieux ce concept qui en fin de compte, sous-tend beaucoup de comportements actuels !
J'espère que ce petit exposé n'aura pas été trop indigeste !






3 commentaires:

  1. Quel glissement depuis le défi gravure qui ne t'inspire pas ! Et c'est chouette de nous donner l'occasion d'enrichir notre culture générale, merci !

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  2. Merci pour cet exposé très intéressant!
    Bonne soirée!

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  3. Très intéressant !!! Merci ! Je vais m'installer une machine à silhouetter tiens ! Enfin pas vraiment mais ça me tente depuis un moment depuis que j'ai vu les réalisations de La Fabutineuse avec ses silhouettes !
    Bon maintenant nous attendons ta réalisation ! ��

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